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De lIrréel
conduis-moi au Réel.
Brhada Aranyaka Upanishad
28 - Se fouiller les yeux fermés
Dans le flou de nos paupières auditives encore mi-closes, il y a quelquun qui joue, il y a quelquun qui bouge. Une figurine sagite sur un clavier de bois. Un clavier dos. Ça sarticule, ça se démène, ça se démange. Cest bien vivant. Des cordes claquent, frémissent, se roulent en boucles puis sétirent aux abords dune plage teintée de brume. Une mélodie simpose peu à peu. Sur le fond semble pointer laurore. Des jeux denfants se mettent en scène au travers dune rêverie granuleuse
Les yeux se ferment enfin voici que souvre en nous La machine à passer le temps.
Ecouter les yeux fermés - fermer ses yeux de chair - cest délibérément se donner à linconnu de lopaque en devenant, par soi-même, aveugle. Dans le noir, lalentour nest plus le même. Il devient cet impensable visité dont nous naurions sans doute jamais soupçonné lexistence, que nous naurions jamais osé pénétrer. Ecouter les yeux fermés, cest abandonner nos repères habituels et se laisser glisser de tout son long dans la tombe des ténèbres, y trébucher peut-être, le corps désormais clos à un certain dehors, mais résolument ouvert sur un infini dedans. Ecouter les yeux fermés, cest être ce solitaire sabandonnant à la dérive, et qui, tenu fermement à lui-même, ne dépendant que de sa propre confiance ou de sa vigilance, se retourne lentement sur un intime chaos, excitant son propre feu qui le consume. Détaché, il séchappe vers les régions les plus profondes de son être, il sapproche de ce moment où " le territoire des yeux devient un désert " (1).
Mais quen est-il de ce désert ?
Sans aucun doute, il y a quelque chose en dessous, dinterposé, daudiblement enchâssé. Entre nous et nous. Au-delà des paupières. Et voici loccasion de tisser un lien avec un monde, lorsque sans répit, il est possible de se prendre à ces lignes astucieuses et inconnues qui désignent, en deçà delles-mêmes, " un foyer virtuel avec lequel [nous] ne [coïncidons] pas encore " (2), mais qui, dans le retournement attisé de notre attention, laissent supposer un contact.
Ecarté le trop vif rideau qui couvre lil
De ses couleurs, ses lignes de lumière aveugle,
Pour voir quel être bouge et parle
A la surface sans fond du regard vivant,
Sur le bord de leau sombre qui nous appelle dans le soir. (3)
Au tout début du petit générique de lEtude daprès Beethoven, une voix enfantine chuchote avec sa camarade de classe. Nous pouvons également y supposer la présence dune institutrice, ayant juste auparavant demandé le silence. Comme pour engager un jeu, les deux enfants se lancent : - ferme les yeux ! (
) 1,2,3,4 ; 1,2,3,4
Aussitôt, une pluie de sons élastiques entre en danse, ouvre la composition en reflets colorés.
Qui na jamais ressenti sécouler en lui les éclairs audibles de limagination créatrice, lorsque pénétrés dun coup sec, puis basculant sur larrière vers de nouvelles réalités, les yeux dévoilent ce vaste et noble remuement intérieur du face à soi-même ?
Ecouter les yeux fermés, cest donc ce moment dune autre manière dentendre, mais tout aussi bien - en retournant notre ouïe vers lintérieur - celui dune autre manière de voir. Si le corps ainsi effacé semble se priver dun sens, voici quil sinvente aussitôt, sur cet effondrement, une extrême ouverture. Cest en soi-même que le paysage se charge de lumière, que laveuglement intentionnel souvre à des visions et des auditions nouvelles, imaginantes, rendant à cette nuit intime tout son éblouissement.
Peut-être même quà lécoute dune musique concrète, lil devenant intérieur na jamais autant eu affaire à des images. De multiples regards auditifs vont sy emmêler, sentrelacer, se tisser et couvrir la totalité dune pure étendue despace encore vierge. Le corps écoutant et toutes ses profondeurs de vie se voit ainsi guidé, enivré, traversé de sensations. Le parcours devient fluidité comme si cétait la première fois.
La musique peint tout, même les objets qui ne sont que visibles : par un prestige presque inconcevable, elle semble mettre lil dans loreille. (4)
Si, de même, nous décidons de fermer nos paupières sur le premier mouvement de la Suite volatile, lElégie, très vite, et comme en attente, se dessinent des flagelles, des entités-forces qui se débattent et laissent des traînées géométriques sur lécran de notre attention. Parfois rompues, parfois brisées, parfois en sauts. Une impression visuelle et colorée. Ce sentiment quune carte se dresse, sans frontières apparentes. Un jardin de sons où la flûte et la harpe se partagent un parcours de ricochets, accompagnées doiseaux voletants. Une nappe printanière qui alterne des paysages géographiques plus ou moins nets, plus ou moins flous, déformés, avec par moment des objets bruts attaquant directement nos visions psychiques. Du proche au lointain, de la droite vers la gauche et inversement, se met en place un canevas moléculaire aux tonalités multicolores, pénétrantes. Un florilège de personnages sonores sentrelacent dans une danse logique, élémentaire.
La danse tournoyante et vivante dune musique concrète.
La pièce scintille ensuite auprès dune Berceuse (deuxième mouvement), chantée par le compositeur en personne. Dans cette volonté de fouiller notre attention, il nous soumet à loffensive dun rêve surréaliste où chantent la poule et le coq, accompagnés de verres frottés, du chant strident dune inexplicable guitare désaccordée. Lenfant qui loge en nous est heureux. Il senfuit en courant, sesclaffant dans le Galop du troisième mouvement, les jambes endiablées dhumour et de fantaisies.
Le corps, omniprésent dans les musiques de Michel Chion, est souvent écouté au plus près (5). Son il auditif fouille un réel intérieur, caché, voilé. Comme sil sagissait, pour le compositeur, de se servir du dedans de son être à la manière dun élan vers un contenu encore plus profond. Pour y trouver la bonne place, le bon angle. Pour y resurgir en force afin quil devienne le lieu dune convergence. Il sera même question dy fabriquer un espace de vie. Un abri pour un temps. Un refuge. Mais ce type de refuge doù tout peut surgir.
Mes yeux, pour avoir été ponts, sont abîmes. (6)
La Suite volatile et La machine à passer le temps offrent la clarté dun charme printanier. A lopposé, Nuit noire est lantre des cauchemars et des peurs, " une nuit éveillée, une nuit blanche dangoisse jusquà la mort " (7). Car au-dedans du corps il y a le râle, il y a le souffle, il y a lhorreur. Les organes rencontrés et approchés sont monstrueux. Ils semblent agencés dans lhostilité. Les organes écoutés se répandent en noirceurs et fleuves fleuris de pièges.
Entrer au sein dun corps, cest sapprocher de cette force qui tous, nous relie, nous tient dans ses serres inaudibles. Une force sécrétée en puissance dans lespace énorme de toute constitution. Entrer au sein dun corps, cest risquer de devenir sa propre victime, et périr. Lêtre rétracté sur lui-même, afin de mieux connaître son mystère, pourrait dangereusement se faire charrier par lui-même dans linforme torrent de ses vaisseaux constituants. Vus de trop près, ils deviennent cette antipathique marée qui donne la nausée de son infinité.
Cependant, avec Michel Chion, cest encore dans ces sinuosités quil faut se diriger et tenter un passage.
Les yeux fermés
au-dedans tu tillumines
tu es la pierre aveugle
[
]
Nous devenons immenses
seulement pour nous connaître
les yeux fermés (8)
Ecouter les yeux fermés, cest sendormir éveillé, se dissoudre, et, sans détours, dépasser le flux des images sassocier avec linconnaissable. Dans cet unique sommeil on acceptera enfin une authentique révolution sensorielle.
Désormais immergés - cest une chance - il ne faut pas trop saccrocher à des espaces bien délimités. Ne pas seulement rester en lisière du vide mais plutôt y plonger, sy précipiter franchement, en toute volonté, quitte à prendre ce risque ultime de ne plus avoir la possibilité de revenir, ce risque de fondre, de se liquéfier à lapproche de régions trop profondes et assaillantes.
Mais peut-être ny a-t-il pas de quoi seffrayer.
Ne pas partir, en effet, nest réservé quà lexception du mauvais dormeur ou à celui qui refuse découter. Le sommeil est également " lintimité avec le centre " (9). Dans le sommeil, je suis " rassemblé tout entier où je suis, en ce point qui est ma position et où le monde, par la fermeté de mon attachement, se localise. Là où je dors, je me fixe et je fixe le monde. Là est ma personne, empêchée derrer, non plus instable, éparpillée et distraite, mais concentrée dans [
] ce lieu où le monde se recueille, que jaffirme et qui maffirme [
] là où je dors, ma personne nest pas seulement située là, mais elle est ce site même, et le fait même du sommeil est ce fait que, maintenant, mon séjour est mon être. [
] dans le sommeil, il semble que je me referme sur moi, dans une attitude qui rappelle le bonheur de la première enfance " (10).
Ecouter les yeux fermés, cest donc le moment dune rencontre avec les racines et les sèves, nous assurant de lexistence dun lieu, puis, finalement, après avoir longuement pérégriné, loccasion de se laisser guider vers une sortie, loccasion de se réveiller. Dans un travail de lexcès, il est toujours possible de retrouver le familier, qui lui, navait jamais été quitté. Ou bien dattendre un guide.
Se réveiller devrait être
se réveiller vers lintérieur
et trouver en son fond
ce nouvel attribut,
peut-être le double de réserve
de toutes les couleurs. (11)
Ce désir dexploration par une entrée en soi, que lon retrouve exploité dans toutes les musiques de Michel Chion, nous désigne donc implicitement cette idée dune sortie (12). Lorsque je me réveille, je bâille et métire. Cest alors ce léger claquement des os de la colonne. Lordonnancement de laxe du corps regagnant sa station première. Puis il faut se délivrer de lengourdissement. Lentement, se refaire. Les yeux se rouvrent enfin, retrouvent leurs anciens jalons. Nous devinons que nous étions dans une scène rêvée. Mais un rêve vrai, puisque nous y avons vécu le temps de notre écoute.
En fermant les yeux
On voit le pays natal
Quand on les ouvre
Cest le dépaysement (13)
Michel Chion nous ferme les yeux. Il nous fait vivre des effondrements, des morts multiples, des chutes. Il nous fait cohabiter dans des panoramas où se côtoient des crânes rieurs et moqueurs, des enfants bégayeurs, en pleurs, ou dautres crises encore plus frénétiques. Cest pour nous permettre daffronter de telles disproportions que ses compositions sont généralement cernées dun générique. Lintérêt du générique est de graduellement soutenir laudition, de travailler à son échauffement (14). Lors de toute écoute, loreille nest en aucun cas immédiatement disponible, ni affranchie de ses expériences passées. Nécessairement, elle demande un terrain où sacclimater pour les humeurs et les retournements à venir. Le générique nous anime loreille. Lexcite. Il nous fond dans lécoute active pour enfin nous engager à lintersection de lexacte lucidité du fait même dentendre, en toute disponibilité dattention, dans la concentration.
Qui na pas fait cette expérience, lors dune longue ou moins longue écoute volontaire, de se sentir subtilement pénétré dans ce que nous pourrions nommer ici une luminosité auditive ?
Tout ce qui mentourait était clair comme du cristal. [
] mes yeux et mes oreilles fonctionnaient comme si on avait soulevé un voile qui les aurait recouverts. (15)
Nos entraves tombées, nous voici orientés.
" Lorientation procure [
] la création dune possibilité de connaissance. " (16)
" Cest dans lorganisation tensive du corps que se conservent les sons de la musique qui font quun mouvement musical est une unité. Ce nest pas parce que vous vous souvenez des [événements] passés ; vous nadditionnez pas des souvenirs et des perceptions ; mais cest parce que le corps a déjà été disposé par toutes les traversées harmoniques passées, que laccord actuel ne se produit pas sur un terrain neutre, mais dans un champ spatio-temporel orienté. " (17)
Pour revenir à nos yeux, qui tout à lheure encore étaient fermés, nous devinons que dans ses musiques, Michel Chion soccupe aussi de les rouvrir. Jamais il ne nous a abandonnés dans lun de ses flux les plus énergiques, lorsque de toute évidence ouvertement dévastateurs et déchirants, ils auraient pu nous effrayer. Même si ses compositions savent dépasser les limites de laudible, en durée et en sensibilité, comme en intensité, même si tout son travail est parsemé de chocs et dattaques, il soccupe continûment de bien nous en faire sortir.
Ce pourrait être une règle générale dans ses compositions. Une façon de progressivement nous déplier, afin dhabilement nous laisser en mémoire ces lieux passionnés et imagés quil sait si prudemment distiller.
Ces espaces, quil réunit dans lintimité de notre expérience en une focale douverture et de diversité, ces manières quil a de nous détacher de nous-mêmes, nous les entendons désormais lentement se renverser, puis fusionner dans lengagement dune promesse dexistence, au-delà de lécoute musicale. Pour lauditeur, un réveil trop rapide et brutal au sortir dune attention parfaitement concentrée ne serait que destructeur, ne ferait quune flambée des songes et des paysages auparavant traversés, vécus et appréciés. La sortie, agencée, a cette généreuse vertu de nous donner à garder en bouche toute une saveur, plutôt que de vulgairement nous lâcher à léparpillement, à loubli, dans un nocturne qui dans ces conditions naurait que cette malheureuse aigreur de définitivement nous froisser.
Cette façon décisive de travailler notre rapport à la forme, Michel Chion la exploitée dans le générique final du Credo mambo, lorsque le temps de lécoute se trouve radicalement substitué par une intrusion vocale du compositeur en personne, présentant et dédicaçant sa musique. Favorisant ainsi le surgissement dun temps de lécoute externe au cur du temps composé, il nous met en regard de la musicalité précédente. Il nous achemine progressivement vers cette idée dune sortie accompagnée.
Dans la même optique, la dernière section des 24 préludes à la vie saligne sur les tresses raclées dun piano préparé, accompagné dune voix de femme, récitante, survenue inopinément dans lespace de notre écoute après trente-cinq minutes dune musique définitivement abstraite. Sur un texte de Christiane Sacco-Zagaroli, elle chante une promesse dexistence, donnant à la composition lélan nécessaire qui évite sa trop brutale fermeture. De nouveau, Michel Chion façonne et consolide une sortie. De cette manière, la pièce nest pas entendue comme fondamentalement achevée. Elle nous rehausse comme une ode à la temporalité présente dans le quotidien de notre écoute.
Il sagit alors de glisser dune écoute sur une autre, en souvrant, guidés par une lecture qui sétoile sur le dehors.
Une invitation à continuer le voyage, en dépassant louvrage musical lui-même nous offrant lexpansion nécessaire pour savourer cette racine géante décriture quont été les 24 préludes à la vie.
Un pont est lancé.
Il ne sagit plus de distinguer ni lavant ni laprès.
La composition sabîme alors définitivement en nous. Elle nous donne la preuve que nous la porterons en tous lieux de notre destinée, ainsi que le texte lannonce délibérément : - Nous sommes vivants, et la musique nous la dit, elle nous a ouvert une brèche déternité. |
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1. Roberto Juarroz, Onzième poésie verticale (traduction Fernand Verhesen), Lettres vives, 1990, p. 21. |
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2. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et linvisible, Tel/Gallimard, 1996, p. 55. |
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3. François Lallier, Le Silence et la vision, Deyrolle, 1996, p. 13. |
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4. Jean-Jacques Rousseau, cité par Raymond Court, Le Voir et la voix, Cerf, 1997, p. 131. |
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5. Nous pensons ici particulièrement à Nuit noire ; au mouvement intitulé Berceuse dans Suite volatile ; à lEtude daprès Beethoven. Même un travail de composition ouvertement plus abstrait, comme la Sonate en trois mouvements ou les Dix études de musiques concrètes, suggère une pérégrination au sein dun corps - sur un corps - par la multiplicité des présences manuelles et des respirations, par une manière dauscultation constante du sonore.
6. Antonio Porchia, Voix (traduction Roger Caillois), Fata Morgana, 1992, p. 26.
7. Michel Chion, notice de Nuit noire, CD Requiem, Empreintes digitales, 1993, p. 9. |
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8. Octavio Paz, Dun Mot à lautre, Poèmes, Gallimard, 1980, p. 159. |
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9. Maurice Blanchot, Lespace littéraire, Folio/Essais, 1991, pp. 359-360. |
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10. Ibid. |
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11. Roberto Juarroz, Onzième poésie verticale, op. cit., p. 21.
12. A la fin de On narrête pas le regret, une voix denfant sétire et bâille : - il est quelle heure ? Dune toute autre façon, à la fin de La Cité humaine, dans La Tentation de saint Antoine, le personnage se demande sil na pas rêvé : - Ah ! Quelle nuit ! (à 1255) et, au début de ce même quatrième tableau : - Ai-je rêvé ? Cétait si net ! (à 026).
13. Chong Hyong Jong, "Le miroir", in Révolution intérieure, n° 5, Presses de l'imprimerie Le Temps qu'il fait, 1987, p. 40. |
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14. Les musiques de Michel Chion utilisant de façon très audible des génériques sont : Le Prisonnier du son, La Tentation de saint Antoine, Credo mambo, Gloria, Suite volatile, Etude daprès Beethoven et sa récente Messe de terre (performance vidéo-projection et haut-parleurs). En règle générale, toutes ses musiques font preuve dune grande attention portée à la mise en scène progressive de lécoute. |
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15. Carlos Castaneda, Histoires de pouvoir, Folio/Essais, 1993, p. 283. |
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16. Fernando Gil, Traité de l'évidence, Millon, 1993, p. 87. |
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17. Henri Maldiney, Avènement de l’œuvre, Théétète, 1997, p. 111. |
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