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La Musique concrète
de Michel Chion

de Lionel Marchetti

[Extrait du livre, chapitre 28]

De l’Irréel
conduis-moi au Réel.

Brhada Aranyaka Upanishad





28 - Se fouiller les yeux fermés



Dans le flou de nos paupières auditives encore mi-closes, il y a quelqu’un qui joue, il y a quelqu’un qui bouge. Une figurine s’agite sur un clavier de bois. Un clavier d’os. Ça s’articule, ça se démène, ça se démange. C’est bien vivant. Des cordes claquent, frémissent, se roulent en boucles puis s’étirent aux abords d’une plage teintée de brume. Une mélodie s’impose peu à peu. Sur le fond semble pointer l’aurore. Des jeux d’enfants se mettent en scène au travers d’une rêverie granuleuse… Les yeux se ferment enfin — voici que s’ouvre en nous La machine à passer le temps.

Ecouter les yeux fermés - fermer ses yeux de chair - c’est délibérément se donner à l’inconnu de l’opaque en devenant, par soi-même, aveugle. Dans le noir, l’alentour n’est plus le même. Il devient cet impensable visité dont nous n’aurions sans doute jamais soupçonné l’existence, que nous n’aurions jamais osé pénétrer. Ecouter les yeux fermés, c’est abandonner nos repères habituels et se laisser glisser de tout son long dans la tombe des ténèbres, y trébucher peut-être, le corps désormais clos à un certain dehors, mais résolument ouvert sur un infini dedans. Ecouter les yeux fermés, c’est être ce solitaire s’abandonnant à la dérive, et qui, tenu fermement à lui-même, ne dépendant que de sa propre confiance ou de sa vigilance, se retourne lentement sur un intime chaos, excitant son propre feu qui le consume. Détaché, il s’échappe vers les régions les plus profondes de son être, il s’approche de ce moment où " le territoire des yeux devient un désert " (1).

Mais qu’en est-il de ce désert ?

Sans aucun doute, il y a quelque chose en dessous, d’interposé, d’audiblement enchâssé. Entre nous et nous. Au-delà des paupières. Et voici l’occasion de tisser un lien avec un monde, lorsque sans répit, il est possible de se prendre à ces lignes astucieuses et inconnues qui désignent, en deçà d’elles-mêmes, " un foyer virtuel avec lequel [nous] ne [coïncidons] pas encore " (2), mais qui, dans le retournement attisé de notre attention, laissent supposer un contact.

Ecarté le trop vif rideau qui couvre l’œil
De ses couleurs, ses lignes de lumière aveugle,
Pour voir quel être bouge et parle
A la surface sans fond du regard vivant,
Sur le bord de l’eau sombre qui nous appelle dans le soir. (3)

Au tout début du petit générique de l’Etude d’après Beethoven, une voix enfantine chuchote avec sa camarade de classe. Nous pouvons également y supposer la présence d’une institutrice, ayant juste auparavant demandé le silence. Comme pour engager un jeu, les deux enfants se lancent : - ferme les yeux ! (…) 1,2,3,4 ; 1,2,3,4… Aussitôt, une pluie de sons élastiques entre en danse, ouvre la composition en reflets colorés.

Qui n’a jamais ressenti s’écouler en lui les éclairs audibles de l’imagination créatrice, lorsque pénétrés d’un coup sec, puis basculant sur l’arrière vers de nouvelles réalités, les yeux dévoilent ce vaste et noble remuement intérieur du face à soi-même ?

Ecouter les yeux fermés, c’est donc ce moment d’une autre manière d’entendre, mais tout aussi bien - en retournant notre ouïe vers l’intérieur - celui d’une autre manière de voir. Si le corps ainsi effacé semble se priver d’un sens, voici qu’il s’invente aussitôt, sur cet effondrement, une extrême ouverture. C’est en soi-même que le paysage se charge de lumière, que l’aveuglement intentionnel s’ouvre à des visions et des auditions nouvelles, imaginantes, rendant à cette nuit intime tout son éblouissement.

Peut-être même qu’à l’écoute d’une musique concrète, l’œil devenant intérieur n’a jamais autant eu affaire à des images. De multiples regards auditifs vont s’y emmêler, s’entrelacer, se tisser et couvrir la totalité d’une pure étendue d’espace encore vierge. Le corps écoutant et toutes ses profondeurs de vie se voit ainsi guidé, enivré, traversé de sensations. Le parcours devient fluidité — comme si c’était la première fois.

La musique peint tout, même les objets qui ne sont que visibles : par un prestige presque inconcevable, elle semble mettre l’œil dans l’oreille. (4)

Si, de même, nous décidons de fermer nos paupières sur le premier mouvement de la Suite volatile, l’Elégie, très vite, et comme en attente, se dessinent des flagelles, des entités-forces qui se débattent et laissent des traînées géométriques sur l’écran de notre attention. Parfois rompues, parfois brisées, parfois en sauts. Une impression visuelle et colorée. Ce sentiment qu’une carte se dresse, sans frontières apparentes. Un jardin de sons où la flûte et la harpe se partagent un parcours de ricochets, accompagnées d’oiseaux voletants. Une nappe printanière qui alterne des paysages géographiques plus ou moins nets, plus ou moins flous, déformés, avec par moment des objets bruts attaquant directement nos visions psychiques. Du proche au lointain, de la droite vers la gauche et inversement, se met en place un canevas moléculaire aux tonalités multicolores, pénétrantes. Un florilège de personnages sonores s’entrelacent dans une danse logique, élémentaire.

La danse tournoyante et vivante d’une musique concrète.

La pièce scintille ensuite auprès d’une Berceuse (deuxième mouvement), chantée par le compositeur en personne. Dans cette volonté de fouiller notre attention, il nous soumet à l’offensive d’un rêve surréaliste où chantent la poule et le coq, accompagnés de verres frottés, du chant strident d’une inexplicable guitare désaccordée. L’enfant qui loge en nous est heureux. Il s’enfuit en courant, s’esclaffant dans le Galop du troisième mouvement, les jambes endiablées d’humour et de fantaisies.

Le corps, omniprésent dans les musiques de Michel Chion, est souvent écouté au plus près (5). Son œil auditif fouille un réel intérieur, caché, voilé. Comme s’il s’agissait, pour le compositeur, de se servir du dedans de son être à la manière d’un élan vers un contenu encore plus profond. Pour y trouver la bonne place, le bon angle. Pour y resurgir en force afin qu’il devienne le lieu d’une convergence. Il sera même question d’y fabriquer un espace de vie. Un abri pour un temps. Un refuge. Mais ce type de refuge d’où tout peut surgir.

Mes yeux, pour avoir été ponts, sont abîmes. (6)

La Suite volatile et La machine à passer le temps offrent la clarté d’un charme printanier. A l’opposé, Nuit noire est l’antre des cauchemars et des peurs, " une nuit éveillée, une nuit blanche d’angoisse jusqu’à la mort " (7). Car au-dedans du corps il y a le râle, il y a le souffle, il y a l’horreur. Les organes rencontrés et approchés sont monstrueux. Ils semblent agencés dans l’hostilité. Les organes écoutés se répandent en noirceurs et fleuves fleuris de pièges.

Entrer au sein d’un corps, c’est s’approcher de cette force qui tous, nous relie, nous tient dans ses serres inaudibles. Une force — sécrétée en puissance dans l’espace énorme de toute constitution. Entrer au sein d’un corps, c’est risquer de devenir sa propre victime, et périr. L’être rétracté sur lui-même, afin de mieux connaître son mystère, pourrait dangereusement se faire charrier par lui-même dans l’informe torrent de ses vaisseaux constituants. Vus de trop près, ils deviennent cette antipathique marée qui donne la nausée de son infinité.

Cependant, avec Michel Chion, c’est encore dans ces sinuosités qu’il faut se diriger et tenter un passage.

Les yeux fermés
au-dedans tu t’illumines
tu es la pierre aveugle

[…]

Nous devenons immenses
seulement pour nous connaître
les yeux fermés (8)

Ecouter les yeux fermés, c’est s’endormir éveillé, se dissoudre, et, sans détours, dépasser le flux des images — s’associer avec l’inconnaissable. Dans cet unique sommeil on acceptera enfin une authentique révolution sensorielle.

Désormais immergés - c’est une chance - il ne faut pas trop s’accrocher à des espaces bien délimités. Ne pas seulement rester en lisière du vide mais plutôt y plonger, s’y précipiter franchement, en toute volonté, quitte à prendre ce risque ultime de ne plus avoir la possibilité de revenir, ce risque de fondre, de se liquéfier à l’approche de régions trop profondes et assaillantes.

Mais peut-être n’y a-t-il pas de quoi s’effrayer.

Ne pas partir, en effet, n’est réservé qu’à l’exception du mauvais dormeur — ou à celui qui refuse d’écouter. Le sommeil est également " l’intimité avec le centre " (9). Dans le sommeil, je suis " rassemblé tout entier où je suis, en ce point qui est ma position et où le monde, par la fermeté de mon attachement, se localise. Là où je dors, je me fixe et je fixe le monde. Là est ma personne, empêchée d’errer, non plus instable, éparpillée et distraite, mais concentrée dans […] ce lieu où le monde se recueille, que j’affirme et qui m’affirme […] là où je dors, ma personne n’est pas seulement située là, mais elle est ce site même, et le fait même du sommeil est ce fait que, maintenant, mon séjour est mon être. […] dans le sommeil, il semble que je me referme sur moi, dans une attitude qui rappelle le bonheur de la première enfance " (10).

Ecouter les yeux fermés, c’est donc le moment d’une rencontre avec les racines et les sèves, nous assurant de l’existence d’un lieu, puis, finalement, après avoir longuement pérégriné, l’occasion de se laisser guider vers une sortie, l’occasion de se réveiller. Dans un travail de l’excès, il est toujours possible de retrouver le familier, qui lui, n’avait jamais été quitté. Ou bien d’attendre un guide.

Se réveiller devrait être
se réveiller vers l’intérieur
et trouver en son fond
ce nouvel attribut,
peut-être le double de réserve
de toutes les couleurs. (11)

Ce désir d’exploration par une entrée en soi, que l’on retrouve exploité dans toutes les musiques de Michel Chion, nous désigne donc implicitement cette idée d’une sortie (12). Lorsque je me réveille, je bâille et m’étire. C’est alors ce léger claquement des os de la colonne. L’ordonnancement de l’axe du corps regagnant sa station première. Puis il faut se délivrer de l’engourdissement. Lentement, se refaire. Les yeux se rouvrent enfin, retrouvent leurs anciens jalons. Nous devinons que nous étions dans une scène rêvée. Mais un rêve vrai, puisque nous y avons vécu le temps de notre écoute.

En fermant les yeux
On voit le pays natal
Quand on les ouvre
C’est le dépaysement (13)

Michel Chion nous ferme les yeux. Il nous fait vivre des effondrements, des morts multiples, des chutes. Il nous fait cohabiter dans des panoramas où se côtoient des crânes rieurs et moqueurs, des enfants bégayeurs, en pleurs, ou d’autres crises encore plus frénétiques. C’est pour nous permettre d’affronter de telles disproportions que ses compositions sont généralement cernées d’un générique. L’intérêt du générique est de graduellement soutenir l’audition, de travailler à son échauffement (14). Lors de toute écoute, l’oreille n’est en aucun cas immédiatement disponible, ni affranchie de ses expériences passées. Nécessairement, elle demande un terrain où s’acclimater pour les humeurs et les retournements à venir. Le générique nous anime l’oreille. L’excite. Il nous fond dans l’écoute active pour enfin nous engager à l’intersection de l’exacte lucidité du fait même d’entendre, en toute disponibilité d’attention, dans la concentration.

Qui n’a pas fait cette expérience, lors d’une longue ou moins longue écoute volontaire, de se sentir subtilement pénétré dans ce que nous pourrions nommer ici une luminosité auditive ?

Tout ce qui m’entourait était clair comme du cristal. […] mes yeux et mes oreilles fonctionnaient comme si on avait soulevé un voile qui les aurait recouverts. (15)

Nos entraves tombées, nous voici orientés.

" L’orientation procure […] la création d’une possibilité de connaissance. " (16)

" C’est dans l’organisation tensive du corps que se conservent les sons de la musique qui font qu’un mouvement musical est une unité. Ce n’est pas parce que vous vous souvenez des [événements] passés ; vous n’additionnez pas des souvenirs et des perceptions ; mais c’est parce que le corps a déjà été disposé par toutes les traversées harmoniques passées, que l’accord actuel ne se produit pas sur un terrain neutre, mais dans un champ spatio-temporel orienté. " (17)

Pour revenir à nos yeux, qui tout à l’heure encore étaient fermés, nous devinons que dans ses musiques, Michel Chion s’occupe aussi de les rouvrir. Jamais il ne nous a abandonnés dans l’un de ses flux les plus énergiques, lorsque de toute évidence ouvertement dévastateurs et déchirants, ils auraient pu nous effrayer. Même si ses compositions savent dépasser les limites de l’audible, en durée et en sensibilité, comme en intensité, même si tout son travail est parsemé de chocs et d’attaques, il s’occupe continûment de bien nous en faire sortir.

Ce pourrait être une règle générale dans ses compositions. Une façon de progressivement nous déplier, afin d’habilement nous laisser en mémoire ces lieux passionnés et imagés qu’il sait si prudemment distiller.

Ces espaces, qu’il réunit dans l’intimité de notre expérience en une focale d’ouverture et de diversité, ces manières qu’il a de nous détacher de nous-mêmes, nous les entendons désormais lentement se renverser, puis fusionner dans l’engagement d’une promesse d’existence, au-delà de l’écoute musicale. Pour l’auditeur, un réveil trop rapide et brutal au sortir d’une attention parfaitement concentrée ne serait que destructeur, ne ferait qu’une flambée des songes et des paysages auparavant traversés, vécus et appréciés. La sortie, agencée, a cette généreuse vertu de nous donner à garder en bouche toute une saveur, plutôt que de vulgairement nous lâcher à l’éparpillement, à l’oubli, dans un nocturne qui dans ces conditions n’aurait que cette malheureuse aigreur de définitivement nous froisser.

Cette façon décisive de travailler notre rapport à la forme, Michel Chion l’a exploitée dans le générique final du Credo mambo, lorsque le temps de l’écoute se trouve radicalement substitué par une intrusion vocale du compositeur en personne, présentant et dédicaçant sa musique. Favorisant ainsi le surgissement d’un temps de l’écoute externe au cœur du temps composé, il nous met en regard de la musicalité précédente. Il nous achemine progressivement vers cette idée d’une sortie accompagnée.

Dans la même optique, la dernière section des 24 préludes à la vie s’aligne sur les tresses raclées d’un piano préparé, accompagné d’une voix de femme, récitante, survenue inopinément dans l’espace de notre écoute après trente-cinq minutes d’une musique définitivement abstraite. Sur un texte de Christiane Sacco-Zagaroli, elle chante une promesse d’existence, donnant à la composition l’élan nécessaire qui évite sa trop brutale fermeture. De nouveau, Michel Chion façonne et consolide une sortie. De cette manière, la pièce n’est pas entendue comme fondamentalement achevée. Elle nous rehausse comme une ode à la temporalité présente dans le quotidien de notre écoute.

Il s’agit alors de glisser d’une écoute sur une autre, en s’ouvrant, guidés par une lecture qui s’étoile sur le dehors.

Une invitation à continuer le voyage, en dépassant l’ouvrage musical lui-même — nous offrant l’expansion nécessaire pour savourer cette racine géante d’écriture qu’ont été les 24 préludes à la vie.

Un pont est lancé.

Il ne s’agit plus de distinguer ni l’avant ni l’après.

La composition s’abîme alors définitivement en nous. Elle nous donne la preuve que nous la porterons en tous lieux de notre destinée, ainsi que le texte l’annonce délibérément : - Nous sommes vivants, et la musique nous l’a dit, elle nous a ouvert une brèche d’éternité.

1. Roberto Juarroz, Onzième poésie verticale (traduction Fernand Verhesen), Lettres vives, 1990, p. 21.

2. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Tel/Gallimard, 1996, p. 55.

3. François Lallier, Le Silence et la vision, Deyrolle, 1996, p. 13.

4. Jean-Jacques Rousseau, cité par Raymond Court, Le Voir et la voix, Cerf, 1997, p. 131.

5. Nous pensons ici particulièrement à Nuit noire ; au mouvement intitulé Berceuse dans Suite volatile ; à l’Etude d’après Beethoven. Même un travail de composition ouvertement plus abstrait, comme la Sonate en trois mouvements ou les Dix études de musiques concrètes, suggère une pérégrination au sein d’un corps - sur un corps - par la multiplicité des présences manuelles et des respirations, par une manière d’auscultation constante du sonore.

6. Antonio Porchia, Voix (traduction Roger Caillois), Fata Morgana, 1992, p. 26.

7. Michel Chion, notice de Nuit noire, CD Requiem, Empreintes digitales, 1993, p. 9.

8. Octavio Paz, D’un Mot à l’autre, Poèmes, Gallimard, 1980, p. 159.

9. Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Folio/Essais, 1991, pp. 359-360.

10. Ibid.

11. Roberto Juarroz, Onzième poésie verticale, op. cit., p. 21.

12. A la fin de On n’arrête pas le regret, une voix d’enfant s’étire et bâille : - il est quelle heure ? D’une toute autre façon, à la fin de La Cité humaine, dans La Tentation de saint Antoine, le personnage se demande s’il n’a pas rêvé : - Ah ! Quelle nuit ! (à 12’55”) et, au début de ce même quatrième tableau : - Ai-je rêvé ? C’était si net ! (à 0’26”).

13. Chong Hyong Jong, "Le miroir", in Révolution intérieure, n° 5, Presses de l'imprimerie Le Temps qu'il fait, 1987, p. 40.

14. Les musiques de Michel Chion utilisant de façon très audible des génériques sont : Le Prisonnier du son, La Tentation de saint Antoine, Credo mambo, Gloria, Suite volatile, Etude d’après Beethoven et sa récente Messe de terre (performance vidéo-projection et haut-parleurs). En règle générale, toutes ses musiques font preuve d’une grande attention portée à la mise en scène progressive de l’écoute.

15. Carlos Castaneda, Histoires de pouvoir, Folio/Essais, 1993, p. 283.

16. Fernando Gil, Traité de l'évidence, Millon, 1993, p. 87.

17. Henri Maldiney, Avènement de l’œuvre, Théétète, 1997, p. 111.