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Mue

de William Pellier

Texte mis en musique par Lionel Marchetti

Disque édité par Metamkine (MKCD007 1993)
dans la collection Cinéma pour l'oreille.

Je sens soulevés les jets de sable par les queues de jeunes poissons bleutés qui s'étonnent dans l'eau devant moi dans l'eau qui suis une sorte de caillou un trou pour le nez d'où je perds sans hâte des bulles au-dessus de moi
Dans cette patience j'ai été et je serai qui je veux

Puis

Je demeure sans gestes sur la berge pâle dans une tourbe mère qui me garde du gel moi qui ne suis qu'une forme de tige effilée avec au sommet de moi un simple orifice par lequel j'inspire
Qui es-tu demande une forme d'insecte aux mains de cisaille
Je dis, je porte ce nom de jonc

Puis

Je repose si longuement sur ces lichens humides du rivage qu'il me pousse vers le bas de longues pattes et me naissent vers le haut des yeux en demi-sphère et me croît enfin une large bouche
Une voix de plume qui me survole me demande qui je suis
Je porte, je crois, le nom de crapaud

Puis

Du tronc où je sommeille souvent j'envoie toujours mes coques de noix sur l'échine grasse de grands animaux qui s'inquiètent dès lors dessous moi de qui je suis et me tracent au sol les questions qu'ils me destinent
Je réponds, je porte ce nom d'écureuil

Puis

Je me tiens simplement dans l'air comme je me suis tenu dans l'eau et mes yeux exercés percent l'épaisseur du limon et des troncs et je vois l'entier du paysage où je fus et toutes les bêtes qui le peuplent
La branche qui me porte me demande mon nom
Je dis, je réponds, je porte un nom de corbeau

Puis

Contre une écorce claire chaque jour je frotte ma fourrure et jette contre son tronc mon urine pour qu'il me naisse des bois, qu'ils se dressent à mon front et me cachent de ceux qui m'épient pour mon sang
Qui es-tu demandent deux touffes de mousse que je broute
Je leur chuchote ce nom de caribou

Puis

Je borde une clairière et porte des noeuds qui sont mes yeux et veille sous mon écorce frisée sur ces légions d'insectes que j'abrite et rafraîchit les troupes de fougères endormies contre mes racines
Qui es-tu répète une forme d'insecte aux mains de cisaille
Je dis, je porte le nom de bouleau
Dans cette patience j'ai été et je serai qui je veux

Je vois, je regarde
J'écoute un instant
Je goûte, je touche, je porte à ma bouche
Je suis le je (associé à des verbes variés)